SALICA

La décision de partir de Rhyndweir si précipitamment n’était pas fameuse. La caravane avait à peine quitté l’alignement de boutiques et de maisonnettes qui s’élevaient aux abords du château qu’il se mit à pleuvoir. La pluie était fine au début, consistant en quelques gouttes qui les frappaient au visage, légères et stimulantes. Mais elles devinrent plus nombreuses, et ce fut bientôt un véritable déluge. Les nuages cachaient les lunes et les étoiles distantes, et il faisait aussi noir que dans une cheminée. Le vent hurlait sur les pâtures et les champs sans relief de Vertemotte, secouant les voyageurs comme le souffle d’un géant. Il ne fallut pas longtemps pour qu’ils décident de chercher un abri, mais ils étaient déjà trempés jusqu’aux os.

Ils passèrent la nuit dans une grange en ruine où l’on avait jadis logé du bétail. La pluie coulait par les trous du toit et des murs, et il restait bien peu d’endroits secs. L’air devint glacial, et leurs vêtements mouillés leur parurent encore plus froids. Ils se blottirent dans une grande stalle sombre au bout de la grange. Il y faisait plus sec que dans tout le reste du bâtiment, et il s’y trouvait de la paille où dormir. Il n’était pas question de faire du feu, et chacun dut se contenter de changer de vêtements et de partager les couvertures. Questor proposa d’exercer ses talents pour faire apparaître un appareil de chauffage sans flamme, qu’il avait déjà créé avec succès en d’autres occasions, mais Ben le lui interdit. Les pouvoirs de Questor avaient tendance à mal tourner, la grange était leur seul abri. Et puis, insista Ben, passer la nuit dans de telles conditions lui servirait de punition pour s’être si mal tiré de sa visite à Rhyndweir.

— J’ai déraillé, dit Ben. J’ai tout fait de travers. Je me suis laissé attirer par Kallendbor dans le piège du combat singulier. J’ai perdu ma dignité. J’ai complètement dérapé. (Il soupira et s’adossa contre la cloison de la stalle.) J’aurais pu m’en tirer beaucoup mieux. Je fais un fameux avocat ! Et un fameux roi !

— Je trouve que vous avez plutôt bien mené votre barque, Sire.

Ben regarda Questor sans y croire.

— Ah bon ?

— Il était évident que votre volonté de faire prêter serment aux seigneurs de Vertemotte ne serait respectée qu’à condition que vous acceptiez leur marché. Si vous aviez accepté d’épouser une des filles de leurs maisons, leur allégeance vous était acquise. Vous auriez eu une femme et une belle-famille très fournie pour faire bonne mesure, et votre règne aurait été considérablement raccourci… Mais vous aviez compris cela aussi bien que moi, n’est-ce pas ?

— Oui, j’avais compris.

— Alors vous avez eu raison de refuser leur proposition, et je trouve qu’étant donné les circonstances vous avez fait montre d’une grande dignité. Il me semble que si le combat avait pu continuer, vous l’auriez peut-être battu.

— Merci pour le vote de confiance, dit Ben en riant. Je remarque tout de même que vous n’avez rien laissé au hasard.

— Comment ça ?

— Je veux dire que vous êtes passé outre mes ordres de ne pas recourir à la magie et que vous avez fait apparaître l’image du Paladin juste au moment où mon affaire était faite !

La silhouette vague du visage de hibou de Questor le considéra, et le magicien posa les chiffons ensanglantés avec lesquels il nettoyait les blessures de Ben.

— Mais je n’ai rien fait de tel, Sire. C’était le Paladin.

Il y eut un long silence.

— Il est donc venu trois fois, murmura enfin Ben, très étonné. Mais il semble n’être que ce que vous avez dit, Questor, un fantôme. On dirait une image faite de lumière. Qu’est-il vraiment ?

— Peut-être ce qu’il semble être, peut-être davantage.

Ben ramena ses genoux contre lui pour tenter de se tenir chaud.

— Je le crois bien présent. Je crois qu’il essaie de faire son grand retour.

Il regarda Questor pour obtenir confirmation, mais l’enchanteur secoua la tête.

— Je n’en sais rien, Sire. C’est possible.

— Par le passé, qu’est-ce qui le faisait venir ? Il y a bien quelque chose que vous pouvez me dire. Pourquoi et comment il apparaissait au vieux roi, par exemple.

— Il venait lorsqu’on le mandait, répondit Questor. Cette convocation venait toujours de celui qui portait le médaillon. Ce médaillon fait partie de l’enchantement, Sire. Il existe entre lui, le roi de Landover et le Paladin un lien magique. Mais seuls les rois de Landover ont compris pleinement la nature de ce lien.

Ben tira le médaillon de sous sa tunique et l’examina.

— Peut-être que si je le frotte, que je lui parle ou que je le saisisse… Qu’en pensez-vous ?

Questor ne dit rien. Ben expérimenta les trois méthodes, mais en vain.

— J’aurais dû me douter que ce ne serait pas si facile, soupira-t-il.

Il laissa retomber le médaillon sur sa tunique et le sentit tirer sur la chaîne qu’il portait au cou.

— Parlez-moi du dragon et des seigneurs de Vertemotte.

La silhouette voûtée de Questor s’approcha encore un peu.

— Vous avez presque tout entendu de la bouche de Kallendbor. Les seigneurs sont en guerre avec Strabo, contre qui ils sont vaincus d’avance. Il se nourrit à leurs dépens depuis bientôt vingt ans. Il brûle leurs champs et leurs maisons, dévore les troupeaux et parfois les serfs. Il ravage leurs terres comme il lui chante, et ils restent impuissants face à ce fléau.

— Parce que le dragon fait partie de la magie du royaume, c’est ça ?

— Oui, Sire. Strabo est le dernier représentant de sa race. Il appartenait au monde des fées jusqu’à son exil il y a des milliers d’années. Il ne peut être vaincu par les armes, mais seulement par magie. C’est pourquoi Kallendbor vous a mis au défi de le débarrasser du dragon : il vous prend pour un usurpateur. Un véritable roi de Landover utiliserait les pouvoirs magiques du médaillon pour faire apparaître le Paladin à volonté.

— On en revient toujours au Paladin, si je comprends bien. Dites-moi, Questor, pourquoi le dragon met-il à sac la région de Vertemotte ?

— C’est un dragon.

— Merci, j’ai compris. Mais il n’a pas toujours chassé ainsi, j’imagine. Pas sous le règne du vieux roi, au moins.

— C’est juste. Il restait sur ses terres, au temps jadis. Peut-être avait-il peur du roi. Ou bien le Paladin l’y a tenu jusqu’à la mort de celui-ci. Vous en savez autant que moi là-dessus.

Ben, agacé, poussa un grognement. Tout son corps était douloureux.

— Comment se fait-il que vous ne puissiez pas répondre à la moindre de ces questions, Questor ? Vous êtes censé tenir le rôle d’enchanteur royal et de premier conseiller, mais vous ne savez rien à rien !

Questor détourna le regard et répondit :

— Je fais de mon mieux, Sire.

Ben regretta aussitôt ses paroles blessantes et lui posa la main sur l’épaule.

— Je sais. Je suis désolé.

— J’ai dû apprendre mon art pratiquement seul. Je n’ai pas eu de professeur ni de maître pour m’instruire. J’ai tenté de protéger le trône de Landover tout en servant de guide à un troupeau de rois qui avaient peur de leur ombre et ne recherchaient rien de plus excitant que le spectacle d’une joute ! J’ai tout donné pour que la monarchie subsiste, même lorsque j’étais assailli de problèmes qui auraient rompu le dos d’un autre…

Abernathy l’interrompit d’un jappement vif.

— Allons, le mage, assez soliloqué ! Nous nous ennuyons à mourir au récit de tes malheurs, et nous n’en pouvons plus !

La bouche de Questor se referma et l’on put entendre ses dents s’entrechoquer. Ben sourit involontairement. Cela lui faisait mal de bouger son visage.

— J’espère n’être pas au nombre des infortunés dont vous venez de parler, Questor.

— Pas le moins du monde, répondit Questor qui foudroyait toujours le scribe du regard.

— Bien. Encore une chose. Peut-on compter sur la parole de Kallendbor ?

— En ce qui concerne le dragon, oui : il a prêté serment.

— Alors, nous n’avons qu’à nous débarrasser de ce fameux animal, conclut Ben.

Malgré l’obscurité, il comprit que ses compagnons se regardaient en silence.

— Vous avez une idée sur la manière de s’y prendre ?

— Personne n’y est jamais parvenu, souligna Questor.

— Il y a une première fois à tout, répliqua Ben avec entrain. (Il se demandait tout de même qui il était en train de convaincre.) Vous avez dit qu’il faudrait recourir à la magie. Qui pourrait nous fournir un moyen ?

— Mmm… Nocturna, évidemment. De tous les exilés du pays des fées, c’est elle la plus puissante. Mais elle est aussi dangereuse que le dragon. Je crois que nous aurions plus de chance en nous adressant au Maître des Eaux. Lui, au moins, a prouvé sa loyauté envers le trône.

— Qui est-ce, une créature féerique ?

— Il l’a été un jour. Il a quitté le monde des fées depuis des siècles. Mais il garde un certain savoir de ce temps-là et pourra peut-être nous conseiller. De toute façon, c’est à lui que je voulais vous proposer de rendre visite, même si les seigneurs de Vertemotte avaient prêté serment.

— Alors, c’est entendu. Demain, nous irons chez le Maître des Eaux.

L’aube mit un terme à la pluie, et un faible rayon de soleil filtra à travers le labyrinthe de nuages et de bancs de brouillard qui s’attardaient dans le ciel. Le petit groupe reprit son voyage dans la vallée, en direction du sud. Ils cheminèrent toute la journée, et cette fois encore Ciboule partit en avant pour avertir de leur arrivée. Ils quittèrent les basses terres de Vertemotte en milieu d’après-midi, laissant derrière eux les larges étendues de champs et de terres arables. Lorsque le crépuscule tomba, ils étaient profondément enfoncés dans le pays de collines du Maître des Eaux.

La vie y était d’une autre couleur. Tout avait une teinte plus claire, plus vraie, comme si la magie qui ailleurs déclinait y était restée intacte. C’était une région de lacs et de rivières entourés de creux et de vallées, de vergers et de bois poussant sur de douces collines, d’herbes et de fougères qui ondulaient dans le vent comme les vagues d’un océan vert. Même les Bonnie Blues n’étaient pas si malades, malgré quelques taches sombres qui en altéraient la beauté.

Ben demanda pourquoi il en était ainsi.

— Le Maître des Eaux et ceux qui le servent sont restés plus proches des anciens usages que les autres peuples, expliqua Questor. Ils disposent toujours de fragments, de restes de pouvoirs magiques, qu’ils utilisent à nettoyer la terre et les eaux de leur territoire. Mais ces pouvoirs ne les protègent que partiellement. Certains signes de dépérissement sont déjà bien visibles. Le Maître des Eaux et ses sujets ne peuvent que repousser le moment fatidique et inéluctable où leur pays se fanera comme les autres.

— Tout ça parce qu’il n’y a pas de roi à Landover ? s’étonna Ben, qui avait toujours du mal à accepter la relation de cause à effet.

— Parce qu’il n’y avait pas de roi, Sire. Pendant vingt ans.

— Je suppose que les trente-deux intérimaires ne comptent guère ?

— Contre ce mal qui se répand ? Non. Vous serez le premier à avoir une influence quelconque.

Mouais, se dit Ben, ça reste à prouver, au vu de ma rencontre avec les seigneurs de Vertemotte.

— Je ne comprends pas, reprit-il, les gens ne voient donc pas le problème ? Le royaume agonise sous leurs yeux tout simplement parce qu’ils ne sont pas fichus de s’entendre sur un roi !

— Je ne vois pas les choses ainsi, Sire, dit Abernathy en rapprochant son cheval.

— Comment ça ?

— Ce qu’il veut dire, intervint Questor, très irrité, c’est que je suis le seul à affirmer qu’il existe un rapport entre la disparition du roi et l’affaiblissement de la magie dans le pays. Il veut dire que personne ne conçoit le problème du même point de vue que moi.

— Mon opinion, reprit Abernathy, est que le manque de lucidité des habitants de ce pays ne concerne pas le problème mais sa solution. Pour la plupart, ils se rendent bien compte que la magie a commencé à se détériorer à la mort du vieux roi. Mais personne ne pense que le couronnement d’un nouveau souverain apportera une amélioration. Certains demandent que l’on impose des restrictions sur la solution recherchée. D’autres pensent que l’on devrait chercher une solution toute différente. Enfin, d’autres encore sont d’avis qu’il ne faut pas chercher de solution du tout.

— Comment ça, pas de solution ? Qui pense cela ? s’étonna Ben.

— Nocturna, répondit Questor. Elle ne s’intéresse qu’au Gouffre Noir, et ses pouvoirs le conservent en l’état où elle le désire. Si le reste du pays perdait ses pouvoirs, elle deviendrait le personnage le plus puissant de Landover.

— Quant aux seigneurs de Vertemotte, ils n’accepteront que l’un des leurs comme roi, ajouta Abernathy. Ils acceptent notre solution, mais sous certaines conditions.

— Enfin, le Maître des Eaux voudrait que l’on adopte une tout autre politique : l’autoguérison.

La nuit tombait rapidement sur tout le pays lorsqu’ils firent entrer leurs chevaux dans un petit bois de peupliers pour y dresser le camp. À l’ouest, le ciel était délimité par une crête boisée ; le soleil s’était glissé derrière les branchages et inondait le soir de rayons dorés. Au sud du campement se trouvait un lac, étendue grise et luisante sur laquelle traînaient d’épais rubans de brume tandis que des arbres dissimulaient des dizaines de petites anses et de criques. Des groupes d’oiseaux décrivaient de grands cercles paresseux dans le crépuscule.

— Ce lac s’appelle Irrylyn, annonça Questor à Ben.

Ils mirent pied à terre et tendirent les rênes à Navet.

— On dit que, certaines nuits, au cœur de l’été, les ondines et les nymphes du Maître des Eaux s’y plongent pour conserver leur jeunesse.

— Quelle délicieuse coutume, bâilla Ben qui ne souhaitait rien de plus délicieux qu’une bonne nuit de sommeil.

— Les gens croient n’importe quoi, gronda Abernathy. Je me suis baigné plusieurs fois dans ce lac, et tout ce que j’y ai gagné, c’est de sentir meilleur.

— Personne ne t’empêche de recommencer, dit Questor en plissant le nez de dégoût.

Abernathy lui répondit d’un grognement et s’éloigna au petit trot. Ben le regarda partir, puis se tourna vers Questor.

— Je vais peut-être en faire autant, après tout. J’ai l’impression d’être passé sous un rouleau compresseur. Pourquoi ne pas me débarbouiller un peu ?

— Pourquoi pas, en effet, approuva Questor. Je vais donner des ordres pour le dîner.

Ben prit le chemin du lac mais s’arrêta après quelques pas.

— Y a-t-il un danger quelconque qu’il vaudrait mieux connaître ?

Il se rappelait soudain le loup sylvestre, le troll des marais et autres charmantes créatures dont il n’avait peut-être pas encore fait la connaissance. Mais Questor était déjà trop loin pour l’entendre. Ben hésita, puis reprit sa route. Si les nymphes et les ondines s’y baignaient, quel danger pouvait-il y avoir ? Et d’ailleurs, Abernathy y était déjà.

Il gagna la rive avec précaution. La surface argentée du lac reflétait les lunes colorées de Landover. Des saules, des trembles et des cèdres formaient une voûte au-dessus de lui, comme des géants penchés dans la pénombre, et des oiseaux lançaient des cris stridents. Ben retira ses vêtements et ses bottes en cherchant Abernathy du regard. Le chien restait invisible, et l’on n’entendait aucun bruit d’eau remuée.

Ben, nu, entra dans le lac. Il fut immédiatement paralysé par la surprise. L’eau était chaude ! Chaude comme un bain, doucement et agréablement chaude. Ses muscles douloureux en furent soulagés. Il tendit la main et toucha la surface, croyant que c’était la différence de température entre l’air et l’eau qui produisait cette illusion. Mais non, c’était bien vrai, l’eau était chaude comme celle de certaines sources.

Il avança jusqu’aux genoux. L’ombre de son corps s’étendait sur les eaux. Il y avait autre chose qui le surprenait. Cette impression de marcher sur du sable… Il se pencha pour aller chercher au fond un peu de terre. C’était bien du sable ! Il vérifia dans le clair de lune qu’il ne s’était pas trompé. Il se trouvait en plein milieu des terres, dans un lac de forêt, où il aurait dû ne trouver que de la vase ou des rochers, mais au lieu de cela le fond était couvert de sable !

Il continua à avancer. C’était peut-être un tour de magie propre à Irrylyn. Il regarda encore une fois autour de lui, mais Abernathy n’était pas là. Il s’enfonça dans l’eau jusqu’au cou et sentit la chaleur l’envahir. Il se régala de cette sensation. Il se trouvait maintenant à plusieurs dizaines de mètres du rivage. Le fond descendait en pente très douce. Il se mit à nager dans le noir, étira son corps endolori en respirant régulièrement. En remontant pour respirer, il aperçut un petit bras secondaire qui continuait celui où il se trouvait. C’était une crique minuscule, d’à peine trente mètres de large, qu’il traversa pour en gagner une troisième. Il abandonna le crawl et passa à la brasse, plus silencieuse, la tête dressée vers sa destination. Le clair de lune inondait l’eau de rayons colorés. Ben ferma les yeux et nagea.

Le troisième bras du lac, large de moins de vingt mètres, était encore plus petit. La berge était bordée de joncs, de cèdres et de saules qui faisaient comme un toit et projetaient leur ombre sur l’eau. Ben plongea et glissa sans bruit vers les hauts-fonds.

Il refit surface à une dizaine de mètres de la rive et vit une femme debout juste devant lui. Elle était à quelques pas seulement, dans l’eau jusqu’aux chevilles, et tout aussi nue que lui. Elle ne tenta pas de se tourner ni de se couvrir. Comme un petit animal fasciné par la lumière, elle restait figée, hésitante.

Ben Holiday la regarda et vit quelque chose qu’il avait cru perdu à jamais. L’eau lui coulait sur les yeux et il cligna pour la chasser.

— Annie ? souffla-t-il.

Alors, les ombres et la brume qui la couvraient s’écartèrent, et il vit que ce n’était pas Annie. C’était une autre femme.

Ou même peut-être une autre… chose.

Sa peau parfaitement lisse était vert tendre, presque argentée sous les reflets du lac Irrylyn. Ses cheveux étaient également verts, mais d’une nuance profonde, et ses tresses ornées de fleurs et de rubans descendaient en cascade jusqu’à sa taille. Des poils lui poussaient en lignes étroites le long des avant-bras et sur les mollets ; ces crinières soyeuses ondulaient doucement dans le murmure du vent nocturne.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle tout bas.

Il ne put se résoudre à répondre. Il la voyait très clairement à présent et la trouvait merveilleuse au-delà de toute imagination. C’était ainsi que le plus doué des artistes aurait dépeint une reine des fées soudain amenée à la vie. Elle était la plus belle créature qu’il lui eût été donné de voir.

Elle fit un pas en avant. Son visage était si juvénile qu’elle semblait à peine sortie de l’enfance. Mais son corps…

— Qui es-tu ? répéta-t-elle.

— Ben.

Il pouvait à peine parler, et il ne lui serait pas venu à l’esprit de répondre autrement.

— Je m’appelle Salica, dit-elle. Je t’appartiens désormais.

Il fut encore plus interloqué. Elle s’avançait vers lui, et son corps ondulait suivant ses gestes. Ce fut à Ben de se retrouver dans le rôle de l’animal trop fasciné pour s’enfuir.

— Ben.

Sa voix avait une douce cadence bien rythmée.

— Je suis une sylphide, née d’un ondin devenu homme et d’une nymphe des bois restée sauvage. J’ai été conçue au milieu de l’année, alors que les huit lunes étaient pleines, et ma destinée a été tissée avec les fleurs et les lianes des jardins dont mes parents ont fait leur couche. Deux fois par an, disait cette destinée, je devais aller à Irrylyn dans le noir sans me faire remarquer et me plonger dans ses eaux. J’appartiendrais à l’homme qui m’y verrait, et à aucun autre.

Ben secoua rapidement la tête en agitant les lèvres.

— Mais c’est id… Ce n’est pas normal ! Je ne te connais pas ! Tu ne me connais pas !

Elle s’immobilisa devant lui, assez près pour pouvoir le toucher en tendant le bras. Il voulait qu’elle le fasse. Le désir de ce contact le consumait. Il le combattit de toutes les forces qu’il put rassembler, pris au piège des émotions qui le submergeaient.

— Ben.

Elle murmura son nom et il crut voir le son de sa voix l’envelopper.

— Je t’appartiens. Je le sens. Je sais que les fées de la destinée avaient raison. Je suis offerte, comme les sylphides des temps anciens. Je suis offerte à celui qui me voit ainsi.

Elle leva son visage aux traits parfaits sur lequel brillait l’arc-en-ciel du clair de lune.

— Tu dois me prendre, Ben.

Il ne pouvait détacher d’elle son regard.

— Salica.

Il l’appelait par son nom, tentant toujours de vaincre ses émotions en folie.

— Je ne peux pas prendre… ce qui n’est pas à moi. Je ne suis même pas de ce monde, Salica. Je ne sais même pas…

— Ben, murmura-t-elle avec insistance en lui coupant la parole. Rien ne compte que ceci : Je t’appartiens. (Elle fit un pas en avant.) Touche-moi, Ben.

Il leva la main. Des souvenirs d’Annie défilèrent dans son esprit, mais sa main s’élevait toujours. La chaleur des eaux d’Irrylyn et l’air autour de lui l’enserraient de si près qu’il lui semblait ne plus pouvoir respirer. Elle toucha le bout de ses doigts.

— Viens avec moi, Ben.

Ben était en feu, une chaleur blanche lui dévorait la raison. Elle était le besoin qu’il n’avait jamais connu. Il ne pouvait la refuser. La couleur, la chaleur le rendaient aveugle à tout ce qui n’était pas elle, et le monde entier s’écroulait autour de lui. Il referma sa main sur la sienne, et il sentit qu’ils se rejoignaient.

— Viens avec moi, maintenant.

Elle pressa son corps contre le sien. Il tendit les bras vers elle et la serra contre lui. La douceur de son corps l’étonna.

— Sire !

Tout devint flou. Il y eut des craquements de broussailles, un bruit de pas. Les joncs s’écartèrent et le silence de la nuit disparut. Salica se glissa hors de son étreinte.

— Sire !

Abernathy apparut au bord de l’eau, haletant, épuisé, ses lunettes de travers. Ben le regarda, surpris, puis jeta un regard fou autour de lui. Il était seul dans la crique, nu et tremblant. Salica était partie.

— Mon Dieu, ne vous éloignez plus ainsi sans l’un de nous ! gronda Abernathy avec, dans la voix, un mélange d’irritation et de soulagement. Je croyais que votre aventure à Bon Aloi vous aurait servi de leçon !

Ben l’entendit à peine. Il examinait l’eau et la rive à la recherche de Salica. Le besoin qu’il avait d’elle le dévorait toujours comme le feu, et il ne pouvait en détacher ses pensées. Mais elle resta introuvable.

Abernathy s’assit sur son derrière sans cesser de ronchonner.

— Enfin, on ne peut pas dire que ce soit votre faute. C’est surtout celle de Questor Thews. Vous lui avez bien dit que vous alliez vous baigner dans le lac et il aurait dû savoir qu’il fallait vous envoyer Navet en escorte. Ce magicien est incapable de comprendre les risques que ce pays comporte pour vous. (Il marqua une pause.) Sire ? Ça va ?

— Oui, répondit Ben sans tarder.

Salica n’avait-elle été qu’une hallucination ? Elle semblait si vraie…

— Vous m’avez l’air un peu agité, remarqua Abernathy.

— Non, non, tout va bien, répondit Ben en s’éloignant. Je croyais seulement… Je pensais avoir vu quelque chose.

Il se dirigea vers le rivage et sortit de l’eau. Abernathy avait apporté une couverture dont il l’enveloppa. Ben en tira les pans contre lui.

— Le dîner nous attend, Sire, dit Abernathy tout en observant Ben de près. Un peu de soupe vous réchauffera peut-être.

— Bonne idée, approuva Ben sans conviction. Abernathy, savez-vous ce qu’est une sylphide ?

Le chien l’étudia de plus près encore.

— Oui, Sire. C’est une sorte de fée des bois, enfant femelle d’un ondin et d’une nymphe, je crois. Je n’en ai jamais vu, mais on les dit d’une grande beauté. Enfin, selon des critères humains, évidemment. Pour un chien, c’est autre chose.

— Oui, je m’en doute, dit Ben, les yeux dans le vague. Vous avez parlé de soupe ? Je crois qu’un bol me fera du bien.

Abernathy se leva et se mit en marche.

— Le campement est par ici, Sire. La soupe devrait être délicieuse, si Questor ne s’est pas mêlé d’y apporter quelque amélioration avec ses pouvoirs magiques si limités.

Ben se retourna brièvement vers le lac. L’eau calme scintillait au clair de lune. La rive était déserte.

Il secoua la tête et se hâta de rattraper Abernathy.

La soupe était bonne. Elle réconforta Ben Holiday et dissipa le froid qui l’avait saisi lorsqu’il s’était découvert seul dans l’eau. Questor était soulagé de le voir revenu et se disputa pendant tout le repas avec Abernathy pour déterminer qui était responsable de la disparition du Noble Seigneur. Ben n’écoutait pas. Il les laissa se chamailler, répondit quand on lui parlait, et garda ses pensées pour lui. Deux bols de soupe et plusieurs verres de vin plus tard, il se sentit agréablement étourdi et resta les yeux fixés sur le feu. Il ne lui vint même pas à l’esprit de se méfier du vin.

Il alla se coucher peu après. Roulé dans ses couvertures, il se tourna dos au feu pour regarder le lac. Il écouta le silence qui s’installait sur les collines. Il scrutait l’obscurité à la recherche de formes.

Il dormit bien cette nuit-là, et rêva. Il ne vit ni Annie, ni Miles. Il ne vit pas sa vie d’avant, ni Landover et sa myriade de problèmes.

Il vit Salica.